CHAPITRE VII

— Seigneur Wiolan Hazuka, s'écria le guerrier en s'inclinant devant son maître, l'envoyé du baron Mahoto Tom'taï est là qui demande à être reçu.

— Qu'il entre !

Wiolan Hazuka était de mauvaise humeur. Il trouvait humiliant de devoir tenir audience dans ce palais de Matilan. Sans doute ne devait-il pas s'éloigner de la cour, l'expérience lui ayant appris que les faveurs impériales allaient toujours aux présents et non pas aux absents. Mais sa province de Teraga et sa forteresse de Tsuicken lui manquaient. Il n'y avait que là-bas qu'il se sentait réellement lui-même. Hélas… Tsuicken était loin… À des semaines de marche…

— Patience, maugréa Wiolan Hazuka. Patience… Je reverrai Teraga ! J'y retournerai à la tête d'une armée, et j'y châtierai ceux qui ont eu le front de me provoquer ! J'écraserai mes ennemis !

Telles étaient les pensées qui agitaient Wiolan Hazuka. Mais son visage lunaire demeurait impassible et, semblable à la statue de quelque divinité barbue et obèse, le seigneur attendait, impénétrable.

Un guerrier entra, en armure mais tenant son casque à la main. Il portait une hache de combat. Il s'inclina en face du maître des lieux et accepta le siège qu'un serviteur lui avançait.

Wiolan Hazuka résolut de le faire languir. Il tourna ostensiblement la tête en direction des deux hommes d'âge mûr qui attendaient, très raides, dans un coin de la salle, les poings serrés sur le pommeau de leur sabre.

Wiolan Hazuka avait envie de rire devant cette attitude pleine de morgue qui cachait mal leur humiliation. Ces deux vieux que les hasards de la guerre avaient épargnés ! Ils l'amusaient avec leur sens exacerbé des convenances… et l'inquiétude qui transpirait par tous les pores de leur peau ! Dans le fond, il les aimait bien…

Enfin, au bout de longues secondes, Wiolan Hazuka se tourna vers l'envoyé de son rival. Il fit claquer ses mains l'une contre l'autre.

— Soyez le bienvenu, commença-t-il d'une voix dont la froideur démentait ce que ses paroles pouvaient avoir d'aimable. Je m'étonne que le seigneur Mahoto Tom'taï ne m'ait délégué qu'un seul homme. Suis-je donc si peu important qu'il s'abstienne de m'envoyer une ambassade ?

— Seigneur…

— Si c'est une tentative pour me rabaisser, elle est grotesque ! Je suis si puissant que vous voilà devant moi, qui vous apprêtez à me prier de rejoindre votre maître… Car telle est bien la teneur du message que vous me portez ?

— Oui, seigneur… Mais ce message est oral, car…

— Car Mahoto Tom'taï a peur qu'un écrit soit découvert par la police impériale et fasse la preuve de sa trahison !

Le guerrier ne broncha pas. Wiolan eut un sourire sardonique. Mahoto Tom'taï essayait de l'humilier, mais il devait avoir vraiment besoin de son alliance, sinon son vassal n'aurait pas supporté ces insultes !

— Mon message stipule que…

— Un instant ! Je ne suis pas encore disposé à vous écouter ! (Wiolan Hazuka fit signe aux deux témoins.) Tochi Afeytah, Lodhi-Nam, je désire vos avis. (Les deux hommes s'avancèrent. Ils ne dirent mot, mais le seigneur devina leur tension.) Que pensez-vous de la conduite d'Orbret Afeytah ?

Tochi avait été interrogé le premier. Il s'inclina.

— Seigneur Hazuka, mon fils s'est conduit de façon inadmissible. Puisqu'il se trouve en votre forteresse de Tsuicken et ne peut donc recevoir sa juste punition… et puisqu'il m'a mortellement offensé en se mariant sans me demander mon consentement… je vous en conjure : prenez ma tête. Ainsi, le déshonneur qui frappe ma famille sera lavé !

Wiolan Hazuka se retint de sourire. Au contraire, de plus en plus sévère, il se tourna vers Lodhi-Nam. Ce dernier s'inclina comme l'avait fait Tochi.

— Prenez aussi ma tête, seigneur Hazuka. Je ne suis qu'un incapable ! Je n'ai pas su inspirer à Orbret le respect des choses sacrées. Je mérite la mort !

Wiolan Hazuka laissa passer une longue minute sans dire un mot, sans faire un geste. Puis, abandonnant les deux vieillards, il refit face à l'émissaire.

— Monsieur, dit-il d'un ton onctueux, savez-vous de quoi s'est rendu coupable la personne dont nous parlons ?

De toute évidence, l'envoyé ne comprenait pas pourquoi on le faisait assister à une affaire qui ne le concernait aucunement.

— Non, seigneur Hazuka.

— Ce jeune guerrier a séduit une des dames de compagnie de ma première concubine. Il est allé la rejoindre dans l'enceinte sacrée d'un monastère, où ils ont forniqué toute la nuit ! Une lettre du saint abbé qui dirige l'établissement m'a décrit les agissements de ce coquin dans tous leurs détails… Non content de cela, savez-vous ce qu'a encore fait cet homme ?

— Non… Mais…

— Il a épousé sa conquête ! Vous rendez-vous compte ? Il l'a épousée sans le consentement de son père et sans le mien ! Il ne nous a même pas mis au courant ! C'est un courrier de mon fils, lequel comme vous le savez sûrement dirige ma forteresse de Tsuicken, qui m'a appris l'affaire.

Le messager s'était renfrogné.

— Inouï, commenta-t-il de mauvaise grâce. Vraiment inadmissible !

— N'est-ce pas… Que croyez-vous que je doive faire ?

De plus en plus maussade, l'émissaire jeta un regard oblique aux deux vieux guerriers, qui paraissaient à la torture de voir ainsi exposée l'inconduite d'un être cher.

— Je ne suis guère qualifié pour vous conseiller, seigneur Hazuka. Mais…

— Je vous ai demandé votre avis.

— Dans ce cas, le voici : prenez la tête de ce mauvais vassal aussitôt que vous le pourrez. Et puisque cela vous est pour l'instant impossible, alors prenez celles de ces deux hommes.

Wiolan Hazuka s'était tassé sur lui-même. Ses paupières s'étaient plissées. Il ressemblait à un gros chat guettant l'approche innocente d'une souris.

— Prendre trois têtes…, marmonna-t-il.

Il se redressa, comme s'il venait subitement de se souvenir de quelque chose d'important.

— Vous ai-je dit, monsieur, que ce jeune homme, qui n'est à mon service que depuis peu, a réussi à mener mon épouse et ma concubine de Matilan à Tsuicken à travers toutes les embûches qu'ont pu lui tendre les partisans de votre maître ? Vous ai-je dit qu'à la tête de vingt hommes seulement, il a défait une bande de plus de cent hors-la-loi qui prétendaient rançonner ma maison ? Vous ai-je dit qu'alors qu'il n'était encore qu'un novice, il a vengé mon honneur en tuant un guerrier errant qui avait défait en duel mon premier maître d'armes ?

L'émissaire ne répondit pas. Wiolan Hazuka se mit à rire.

— Prendre la tête d'un tel homme… En ces heures où mon clan est menacé, ce serait une belle erreur, et qui arrangerait bien les affaires de votre maître… Ne croyez-vous pas ?

— Sans doute… Alors prenez seulement…

— J'ai une meilleure idée !

Toute lueur affable disparut des yeux de Wiolan Hazuka. Il tendit la main vers le messager, toujours assis devant lui.

— Non seulement je ne punirai pas Orbret Afeytah pour ses écarts de conduite, mais je vais lui faire savoir que je lui pardonne et bénis son union. Quant à ces deux guerriers, ils conserveront leur tête sur leurs épaules et me serviront dorénavant, en tant que fidèles vassaux… Et pour ce qui est de la réponse que je compte faire au seigneur Mahoto Tom'taï…

Wiolan Hazuka adressa un signe impératif à Tochi Afeytah. Le vieux guerrier s'avança, son visage figé dissimulant mal son trouble.

— Ce voyageur parle trop de couper des têtes. Mais je vais le satisfaire… Tochi Afeytah, coupez la sienne ! Je la renverrai à son maître en guise de réponse !

Pendant un instant, la stupeur paralysa tous ceux qui assistaient à la scène. Puis, avec un grondement de rage, l'émissaire tenta de se relever et de saisir sa hache. Mais Tochi fut plus rapide. Si rapide que nul, pas même Wiolan Hazuka, ne vit avec précision son coup de sabre… Pourtant, quand le vieil homme remit sa lame au fourreau, la tête de l'envoyé de Mahoto Tom'taï avait roulé dans un coin de la pièce, et son cadavre mutilé s'agitait spasmodiquement dans un flot de sang.

Wiolan Hazuka considéra le corps avec un sourire satisfait. Il leva les yeux sur Tochi Afeytah.

— On m'avait vanté votre habileté au sabre, Tochi… C'était effectivement parfait. Votre fils a de qui tenir !

— Je vous remercie, seigneur.

Wiolan Hazuka fit signe à l'un de ses gardes.

— Qu'on embaume la tête de ce guerrier et qu'on la renvoie au seigneur Mahoto Tom'taï, sans autre message que le blason de ma maison.

Le cadavre fut emporté. Des serviteurs entreprirent de nettoyer le plancher souillé de sang. Wiolan Hazuka fit signe à Tochi de rester.

— Ce que j'ai dit à ce guerrier est la vérité. J'ai choisi mon camp et reste fidèle à l'empereur. La lutte sera longue et difficile, aussi j'ai besoin d'hommes et ne ferai pas mettre à mort votre fils pour une vulgaire histoire de femme ! Pour la même raison, je ne prendrai pas votre tête ou celle de Lodhi-Nam.

Tochi tomba à genoux.

— Je vous remercie, seigneur. Mais…

— Suffit ! Je n'ignore pas qu'avec Lodhi-Nam, vous aviez remisé vos sabres. Eh bien, vous les sortirez de leur retraite et me servirez ! Par tous les diables, vous n'êtes pas des vieillards débiles ! Vous venez de le prouver !

Tochi resta muet. Son visage était crispé, douloureux.

— Votre conduite à mon égard rachètera l'indiscipline de votre fils… Car sachez-le… Malgré tout, je suis choqué par ce qu'il a fait. J'ai dû présenter des excuses au saint abbé du monastère de Stoski… et un Hazuka n'aime pas présenter d'excuses ! Si nous remportons la victoire, une fois la paix revenue, je surveillerai personnellement Orbret Afeytah et punirai ses moindres fautes. Mais pour l'heure, qu'il utilise son sabre et sa fougue pour la gloire du clan Hazuka !

Wiolan fit un geste bref. Tochi se releva. Il marcha jusque vers son vieux compagnon. Lodhi-Nam souriait. Les deux hommes saluèrent le seigneur, qui ne faisait déjà plus attention à eux. Ils sortirent, cheminèrent un instant dans le parc froid et venteux du palais, leurs bottes s'enfonçant profondément dans la neige fraîche.

— Et voilà, dit enfin Lodhi-Nam. Nous avons retrouvé un maître… (Il eut un rire aigrelet.) À cause de ton galopin de fils !

— Ne me parle plus de lui ! rugit Tochi. J'ai été beaucoup trop faible avec ce mauvais enfant, et je paye maintenant cette faiblesse ! Il a… il a…

Tochi écumait de colère. Lodhi-Nam posa une main sur son bras.

— Calme-toi… Orbret a toujours été un individualiste et un indiscipliné… Mais il fut ton meilleur fils…

— Mes autres fils sont morts ! Ils auraient pu être meilleurs que lui !

— Ou pires… En tout cas, il a été mon meilleur élève… Tu es furieux parce qu'il s'est marié sans ton consentement, et j'admets que c'est un acte difficilement pardonnable… Mais l'important n'est-il pas qu'il soit un guerrier courageux et fidèle ?

Tochi ne répondit pas. Lodhi-Nam attendit puis, devant le mutisme de son ami, soupira :

— Enfin… Espérons que nos douleurs nous laisseront tranquilles sur le champ de bataille !

 

Le palais de l'empereur ressemblait à une caserne. En ces jours troublés où la révolte grondait, les généraux et chefs de guerre y étaient plus nombreux que les courtisans ou les philosophes ! Ils se pressaient dans les couloirs, les salles, les cours et les jardins, attendant de paraître devant Sa Majesté ou, au contraire, intriguant pour parvenir à quitter les lieux.

L'empereur Achitalkhan était un petit homme assez laid, au regard insaisissable et à la mise sobre, presque austère. Gardien de l'héritage que lui avaient légué ses prédécesseurs, il ne s'illusionnait guère sur l'étendue de ses pouvoirs. L'empire de Soratahr était trop vaste, et miné par des forces qui tendaient à l'écarteler. Les diverses peuplades et tribus qui le constituaient n'avaient souvent rien de commun, pas même la langue, se haïssaient les unes les autres et, plus encore, haïssaient le pouvoir central, ne rêvant que d'indépendance. Les seigneurs se jalousaient et intriguaient, n'aspiraient qu'au renversement de la dynastie, chacun espérant bien sûr, prendre le pas sur ses pairs et devenir le nouvel empereur. En fait, depuis des dizaines d'années, les empereurs n'étaient ni plus ni moins que des chefs comme les autres, à peine plus redoutés, et leur autorité était contestée dans la capitale comme dans les provinces.

Mais Achitalkhan n'était pas disposé à abandonner une parcelle de ce qui lui restait de cette autorité. Il avait une haute conception de son rôle et lutterait jusqu'au bout pour assurer l'unité de Soratahr. Il savait que la situation était grave, mais il savait aussi qu'il avait des alliés.

C'était précisément l'un de ces alliés que, pour l'heure, il s'apprêtait à rencontrer… Un allié dont il se défiait grandement !

Wiolan Hazuka ne différait pas des autres nobles. Il avait soif de puissance, et son rêve était de devenir le plus grand seigneur de l'île de Kulin. Achitalkhan le savait. Mais Hazuka semblait avoir choisi son camp, et ce camp était le camp impérial. Cette fidélité pouvait avoir deux explications. La première était qu'en fin politique, Wiolan Hazuka avait analysé la situation et conclu que les opposants au régime n'avaient pas, dans l'immédiat du moins, la possibilité de le renverser. La seconde était que sa famille et la famille impériale s'apparentaient par des cousinages, assez éloignés certes, mais malgré tout plus puissants que de simples liens de vassal à suzerain.

Wiolan Hazuka s'agenouilla devant l'empereur et se prosterna, ce qui n'était pas une mince affaire, vu sa corpulence. Il nota qu'Achitalkhan semblait fatigué et que son teint était malsain. Mais cela n'enlevait rien à l'acuité du regard que le petit homme laissait peser sur lui.

— Bonjour, seigneur Hazuka, dit Achitalkhan. On m'a rapporté que vous avez reçu chez vous un émissaire du seigneur Mahoto Tom'taï. Est-ce vrai ?

Wiolan Hazuka ne s'était pas attendu à une attaque aussi directe. Mais il en fallait plus pour le démonter. Il se mit à rire et répondit :

— C'est vrai, Votre Majesté. Vous a-t-on rapporté comment cet émissaire est reparti ? En deux morceaux !

L'empereur daigna sourire.

— Dois-je voir dans cette exécution la preuve de votre fidélité ?

— Entièrement. Le clan Hazuka est l'allié de la couronne.

Achitalkhan sembla se détendre, mais cela ne dura pas. Il reprit gravement :

— Je vous remercie, seigneur Hazuka… Maintenant, je dois vous faire part d'une mauvaise nouvelle. Les barons des provinces du sud-ouest se sont unis à mes opposants. Ils ont levé des armées qui me coupent de mes alliés… et de votre province. Teraga est isolée et livrée à elle-même.

Wiolan Hazuka soupira. Pour lui, cette nouvelle n'en était pas une. Il savait déjà la précarité de la situation de ses domaines et de la sienne propre. Il était bel et bien bloqué à Matilan et dans l'impossibilité de rallier Tsuicken et de s'y battre. Il serra les poings.

— Les têtes de mes ennemis seront bientôt exposées sur les murs de ma forteresse ! Je vous en fais le serment, Votre Majesté !

Son interlocuteur approuva gravement.

— Vos ennemis sont aussi les miens, Wiolan Hazuka. Ils ont marqué des avantages, ces derniers temps, mais ils ne sont pas aussi forts qu'ils le croient. Le nord est avec moi, et quand l'heure viendra, je frapperai ! Le jour où mon armée entrera en campagne, elle châtiera tous ceux qui ont cru pouvoir défier un pouvoir que je tiens des dieux !

Wiolan Hazuka se tortilla, toujours agenouillé.

— Et… et qui commandera votre armée, Votre Majesté ? demanda-t-il.

Achitalkhan le dévisagea d'un air parfaitement candide.

— Mais… l'ignorez-vous ? Ce sera vous, bien sûr… Qui auriez-vous pensé que ce fût d'autre ?

L'empereur se redressa, marqua un temps et ajouta, d'un ton officiel :

— Tantôt, vous recevrez votre nomination. Demain, vous quitterez Matilan à la tête de votre garde et rallierez mes troupes pour en prendre le commandement. Vous êtes désormais mon premier chef de guerre et attendrez mes ordres pour écraser les rebelles !

Wiolan Hazuka crut qu'il allait en éclater d'orgueil !

 

Le seigneur Hazuka rentra dans son palais avec l'impatience à l'âme. Malgré son goût pour la bonne chère, qui avait enveloppé de graisse son corps autrefois svelte et musclé, il était resté un guerrier. Rien ne le réjouissait plus que l'idée d'endosser son armure et de coiffer son casque ! Il aimait le fracas des lances heurtant les lances, des sabres se croisant avec d'autres sabres. Il aimait entendre les cris des blessés et sentir l'odeur du sang. Il aimait les retours de campagne victorieux, les hommages des foules et la soumission des ennemis vaincus. Il aimait tout cela, infiniment plus que de posséder un corps de femme ou même de jeune homme !

Arrivé chez lui, il donna des instructions relatives à son départ puis passa dans ses appartements. Il convenait qu'il soit à son avantage pour prendre la tête des troupes de l'empereur. Il fit venir de jeunes serviteurs qui le déshabillèrent, mais il avait l'esprit trop préoccupé par ses perspectives de gloire pour les lutiner. Après un bain de vapeur et un massage, il entra donc aussitôt dans sa vaste baignoire de marbre. Là, il se détendit dans l'eau brûlante, tandis qu'on lui faisait la barbe, qu'on lui taillait la moustache et qu'on lui égalisait les ongles des mains et des pieds. Enfin, il se laissa laver avec des serviettes parfumées au santal.

Reposé, Wiolan Hazuka passa une très simple robe de coton. Il avait faim, comme toujours quand il venait de faire sa toilette. On lui apporta sur un plateau de laque du sanglier rôti avec de la sauce au vin, des pâtes de blé dur, des gâteaux de riz au miel et des confitures, le tout en grosse quantité.

Dans le privé, le seigneur Hazuka mangeait avec ses doigts. Il attaqua les mets, prenant son temps pour faire durer le plaisir. En fait, il réfléchissait aux événements et s'inquiétait trop de ce qui pouvait advenir de sa forteresse et de sa province, pour goûter pleinement son festin. Son fief était isolé, et les quelques seigneurs de Kulin restés neutres n'interviendraient certainement pas pour aider son fils.

— Mon garçon, maugréa Wiolan Hazuka en s'essuyant la bouche et en se servant un grand verre de vin, tu vas devoir faire tes preuves ! Tu as reçu une éducation de guerrier, à toi de te montrer à la hauteur de cette éducation !

Par association d'idées, le gros homme se mit à penser à Orbret Afeytah. Il avait l'avait l'âge de son fils… Tous deux possédaient la jeunesse, vigoureuse, ardente, avide…

Wiolan Hazuka se demanda pourquoi il évoquait son jeune vassal. Ce n'était qu'un guerrier comme les autres… Non… Pas tout à fait. Il était plus habile au sabre que quiconque et fâcheusement indiscipliné.

Indiscipliné… Bah ! Wiolan Hazuka lui-même avait-il toujours été très discipliné, autrefois ?

Et puis cet Orbret Afeytah était beau !

Il serait bien agréable de l'avoir en sa couche. Sans doute, il était plus âgé que la plupart des garçons que son suzerain avait pour habitude de posséder quand le désir charnel l'émouvait, mais ce serait une grande jouissance que de faire l'amour à un corps si athlétique… Une jouissance semblable à celle que Zelmiane lui avait procurée, à l'époque où il l'avait achetée…

Zelmiane… Il ne l'avait pas aimée depuis bien longtemps. Il s'en fit le reproche. C'était une compagne loyale et fidèle. Il faudrait qu'il lui prouve qu'il tenait encore à elle autrement que par des cadeaux.

Wiolan se mit à glousser. Il ordonnerait à Orbret et à Zelmiane de venir tous les deux auprès de lui. Il les posséderait l'un et l'autre. Ce serait un moment tout simplement délicieux… Mais auparavant, il y aurait la bataille. La victoire…

Il y eut un bruit, et le seigneur se retourna brusquement. Il resta figé en voyant la silhouette masquée, vêtue de noir, qui se tenait là, un stylet à la main, prête à bondir.

Malgré sa corpulence, Wiolan Hazuka réagit avec promptitude.

— À l'assassin ! cria-t-il en se jetant sur le flanc juste au moment où l'intrus se détendait. À l'assassin !

Wiolan était désarmé et dînait seul. Il balança son plateau dans les jambes de son assaillant, qui trébucha.

Le gros homme ne perdit pas un instant à se demander comment un tueur avait pu s'introduire chez lui malgré sa garde. Il roula pesamment vers lui et tenta de le jeter à terre. Mais l'autre était souple et lui échappa. Wiolan recula… Pas assez vite toutefois pour éviter que le fer ne lui larde la poitrine. Dans un réflexe, il saisit le poignet armé et le tordit brutalement.

Wiolan Hazuka était resté fort, très fort. La graisse ne lui avait rien ôté de sa vigueur. Son adversaire était fluet. Les os de son avant-bras se brisèrent comme du bois sec ; il hurla.

À l'instant, la porte s'ouvrit à la volée et deux guerriers surgirent, le sabre nu. Ils frappèrent, et l'intrus s'écroula, ensanglanté.

Wiolan Hazuka haletait de douleur et d'indignation. La scène n'avait duré que l'espace d'un battement de cils, et déjà il sentait un froid glacial pénétrer en lui. Mais il ne perdit pas connaissance. Aidé par un de ses gardes, il s'allongea doucement.

— Un… médecin ! ordonna-t-il.

Son sang ruisselait. Sa robe de coton était toute rouge. Une faiblesse le saisit. Il serra les dents, empoigna son vassal par la manche, tandis que l'autre appelait à la cantonade.

— Je… ne vais pas… mourir, grinça Wiolan Hazuka. Je… le sais ! Ce n'est pas mon heure… Envoyez un pigeon voyageur à Tsuicken… Dites à mon fils qu'en attendant… ma guérison, c'est lui… le chef de notre clan ! Il doit… s'en montrer digne !

— Oui, seigneur !

Wiolan Hazuka s'alourdit. Non, il ne mourrait pas. Il sentait, d'instinct, que le coup de poignard du tueur n'avait pas atteint son but. Mais le résultat était le même. Lui que l'empereur avait nommé généralissime, il se retrouvait hors d'état de jouer un rôle quelconque dans la guerre à venir. Il lui faudrait attendre des semaines, des mois peut-être, avant de pouvoir à nouveau monter à cheval, tirer le sabre, commander à des soldats !

Le médecin se présenta enfin. Il écarta le tissu sanglant et entreprit de sonder la blessure. Wiolan supporta l'examen sans broncher. De partout, des gens arrivaient, poussant des cris de rage et de douleur. Certains donnaient des coups de pied au cadavre de l'intrus. Toute cette agitation tournait la tête au seigneur, l'empêchait de respirer.

Enfin, l'homme de l'art se redressa.

— C'est grave, dit-il, mais vous guérirez, seigneur…

Wiolan Hazuka n'entendit pas la suite. Il avait enfin consenti à s'évanouir.

 

L'empereur se retourna vers son escorte.

— Laissez-moi ! ordonna-t-il.

Les officiers s'inclinèrent et firent demi-tour. Achitalkhan les regarda s'éloigner avant d'entrer dans la petite pièce où il aimait se retirer et méditer.

C'était un lieu sobrement meublé. Seuls un autel portatif et un tapis en rompaient l'austère nudité. La flamme d'une lampe à huile jetait des lueurs dansantes sur un grand paravent orné de dessins cabalistiques. Rien ne pouvait laisser deviner que l'on se trouvait là au cœur du plus important palais de Matilan.

Achitalkhan s'agenouilla devant l'autel et s'abîma dans ses pensées. Il ne priait pas à proprement parler ; il songeait à son avenir, à celui des siens, à l'empire de Soratahr. Il mesurait la vanité de son pouvoir. Son père, Achitalmyr, celui que l'on commençait à surnommer « le Grand », avait cru ouvrir une période de paix en imposant sa volonté aux seigneurs après presque vingt ans de conflits ; et voilà qu'après une trêve de moins de deux lustres, la guerre civile était sur le point de se rallumer. Achitalkhan ne pourrait couler des jours paisibles en étudiant les vieux textes des sages, comme il aimait le faire en ses rares moments de loisir… Il allait devoir retourner sur les champs de bataille et lever son étendard contre ceux d'hommes qu'il estimait et dont il aurait voulu se faire des amis. Mais un empereur peut-il avoir des amis ? Des ennemis, par contre…

Et si Achitalkhan n'avait eu que des ennemis déclarés ! Mais il y avait tous ceux qui hésitaient encore à choisir leur camp. Ceux qui attendaient de voir quel serait le résultat des premiers affrontements.

Il y avait ceux qui, comme Wiolan Hazuka, tout en se proclamant ses alliés, étaient beaucoup trop puissants et qui, en cas de victoire, se montreraient gourmands. Ils étaient peut-être ceux qu'Achitalkhan redoutait le plus…

Un frôlement se fit entendre. Achitalkhan ne bougea pas.

— Entre, ordonna-t-il à voix basse.

De derrière le paravent, une femme apparut, entre deux âges mais le visage fin et le regard acéré. Le regard de l'empereur se fit brillant lorsqu'elle s'agenouilla devant lui.

— Alors ? Tout s'est passé comme prévu ?

La femme inclina la tête.

— Oui, seigneur. Notre homme a frappé exactement comme il le fallait et s'est aussitôt laissé mettre à mort par les gardes de Wiolan Hazuka. Les dieux récompensent son héroïsme !

Achitalkhan soupira de soulagement. Il se permit même un petit rire.

— Les jours de mon cousin sont-ils en danger ?

— Non. Mais Wiolan Hazuka ne pourra prendre la tête de l'armée avant longtemps.

— Parfait !

Achitalkhan se leva d'un élan et s'étira.

— Parfait, répéta-t-il comme pour lui-même. Mon généralissime étant écarté avant même le début des hostilités, ses troupes passent donc sous mon commandement direct… Sans doute vais-je faire mon possible pour éviter le conflit, ou du moins le limiter à quelques seigneurs et quelques provinces… Mais si nous devons tout de même engager nos forces et si elles vainquent, Wiolan Hazuka ne pourra se prévaloir d'aucune gloire et son prestige en sera affaibli. Il ne pourra me nuire par trop de puissance.

— Il y a son fils, seigneur, objecta la femme agenouillée. Peut-être conviendrait-il de le faire assassiner et de mettre cet assassinat sur le compte des rivaux d'Hazuka.

Achitalkhan secoua la tête.

— Non… Inutile d'aller jusque-là. Le fils ne vaut pas le père. Je connais Akhebo Hazuka. C'est un brouillon, un irréfléchi !

— Il va tout de même se battre comme chef de son clan.

— À dix contre un… Il sera tenu en échec, et c'est ce que je désire.

— Comment pouvez-vous souhaiter la défaite d'un allié, seigneur ?

L'empereur retourna s'agenouiller devant sa visiteuse.

— Pas la défaite… L'échec ! (Il rit.) Sêliba, tu es mon âme damnée depuis bien longtemps, mais tu ne pénètres pas toujours ma pensée politique. Crois-moi, il faut que le clan Hazuka soit tenu en échec… Car ainsi, ce sera la puissance impériale, c'est-à-dire moi, qui sauvera la province de Teraga ; qui la reconquerra au besoin, si elle tombe entre les mains des rebelles… Wiolan Hazuka sera plus que mon vassal. Il sera mon obligé. Il ne pourra faire ombrage à ma puissance.

Sêliba hochait la tête, l'air grave.

— C'est donc pour cela que vous l'avez fait attaquer par cet homme qui vous était tout dévoué… Un plan particulièrement osé, seigneur.

Achitalkhan eut un sourire sans joie.

— Un plan que j'applique sans plaisir. J'ai frappé mon cousin… Par tous les dieux, j'espère qu'il ne souffre pas trop, à l'heure qu'il est… Je lui ferai porter des drogues… (Il posa la main sur le poignet de Sêliba.) Plus tard… Plus tard…

Sêliba sourit et, sans rien dire, entreprit de se déshabiller. Elle avait le corps un peu maigre mais fort avenant.

 

Tochi Afeytah reposa son sabre. Il regarda la lame luisante, songeur.

— Tu penses à Orbret ? s'enquit Lodhi-Nam. Tochi leva les yeux sur son vieux compagnon de combat.

— Oui… Et j'ai envie d'aller à Tsuicken lui botter le derrière ! Pourquoi le seul de mes fils qui ait vécu est-il une mauvaise tête ?

Lodhi-Nam contint son agacement.

— Mauvaise tête mais bon guerrier. As-tu peur pour lui ?

— Non… Mais je souhaite que son indiscipline ne l'amène pas à commettre d'autres actes contraires à l'honneur. Jusqu'à présent, il n'a sali que mon nom… Celui des Hazuka est bien plus important !

— Tu te fais du souci inutilement. Orbret est un jeune fou, mais il a toujours eu le sens de l'honneur. Les deux guerriers méditèrent de longues minutes.

— Pour lui, l'heure de la bataille va bientôt sonner, dit enfin Tochi.

— Pour nous aussi. À nos âges !

Ils éclatèrent de rire. Puis Tochi reprit gravement :

— Buvons à la santé de sire Hazuka. Qu'il remarche très vite à la tête de nos armées !

Ils levèrent leurs coupes, pendant que les filles de l'auberge se poussaient du coude en les lorgnant. Lorsqu'ils burent, elles s'approchèrent en ondulant des hanches et en faisant bâiller leurs décolletés. Ils ne les repoussèrent pas.

Dans leurs veines coulait une nouvelle jeunesse.